Les propos recueillis dans cet échange reflètent la reflexion des auteurs interrogés et n’engagent pas les Shifters.

Catherine Larrère, habiter la Terre

Catherine Larrère est une philosophe et professeure de philosophie émérite française ( Paris I - Panthéon Sorbonne). Elle est spécialiste de la pensée de Montesquieu, et également de l’éthique de l’environnement, domaine qu’elle a contribué à diffuser en France. Elle a participé en France à l’essor de la philosophie environnementale, notamment sur les sujets de la protection de la nature, de la prévention des risques et de la justice environnementale et particulièrement de la relation de la société à la nature. Elle a présidé la Fondation d’écologie Politique de 2013 à 2016.

Elle a été auditionnée le 25 mars 2024 par l’équipe Partenariat des sciences du sujet et de la société. L’article est une synthèse des échanges.

Article publié le

Audio de l'interview
Téléchargez l’audio [22,13 Mo]

Comment la question écologique a-t-elle traversé votre carrière ?

Je me suis intéressée à l’éthique environnementale après une invitation à un colloque à Porto Alegre, au Brésil, en 1992. Je n’en étais pas spécialiste mais j’étais un peu au fait des questions écologiques, grâce à mon mari, spécialiste des forêts et membre du Conseil National de Protection de la Nature. Connaissant le travail de Michel Serres, j’y ai présenté un papier sur le contrat naturel. J’ai pu ainsi rencontrer des théoriciens de l’éthique environnementale, comme Baird Callicott. De retour en France, j’ai compris que pour bien travailler ces questions d’éthique environnementale, il me fallait m’associer avec mon mari, chercheur à l’INRA, avec ses connaissances en agronomie, en écologie scientifique, pour avoir un bon accès aux questions scientifiques et pouvoir faire de la « philosophie de terrain ». Ensemble, nous avons publié des livres1,2,16 sur la protection de la nature et les parcs nationaux, puis notre réflexion s’est élargie à la dimension politique et à la réflexion sur la technique liées à ces questions.

En 2012, alors que je m’apprêtais à prendre ma retraite, Europe Écologie Les Verts mettait en place la fondation de l’écologie politique et m’a demandé de prendre le poste de présidente. J’y suis restée trois ans, de 2013 à 2016, période durant laquelle j’ai énormément étendu mes connaissances sur les questions écologiques, passant d’une éthique de protection de la nature à des interrogations sur la justice sociale et sur la politique.

La crise environnementale et la transition écologique peuvent produire des inégalités. En quoi les inégalités environnementales se différencient-elles des autres ? Et comment s’articulent-elles entre elles ? Peut-on les caractériser davantage pour une plus forte prise en compte ?

Là-dessus, j’ai dirigé un collectif sur les inégalités environnementales4 dont l’ouvrage a été publié en 2017. Les inégalités environnementales signifient que bien que tous les humains soient touchés par les problèmes environnementaux comme le changement climatique et la perte de biodiversité, certains en souffrent beaucoup plus que d’autres. Les plus vulnérables et les moins résilients sont les plus affectés, tant entre les pays qu’à l’intérieur de chaque pays. Par exemple, lors de l’ouragan Katrina en 2005, les Afro-Américains de la Nouvelle-Orléans ont été les plus touchés. Ils habitaient souvent dans des quartiers inondables et n’avaient pas de voitures pour évacuer, ce qui les a rendus plus vulnérables.

Ce phénomène est exacerbé par certaines conditions sociales. Les mouvements de justice environnementale nés aux États-Unis dans les années 1980, ont montré que les quartiers pauvres sont souvent les plus pollués. Des enfants tombent malades en jouant dans des cours d’école situées sur des sols pollués, et les décharges sont souvent proches de ces communautés. En Europe, les inégalités environnementales sont également présentes, bien que la dimension sociale soit plus marquée que la dimension ethnique. L’économiste Eloi Laurent a démontré cette inégale exposition5, notamment en termes d’accès aux ressources et aux aménités environnementales19, comme les espaces verts. Par exemple, les habitants de la Seine-Saint-Denis ont moins accès au bois de Vincennes.

Les inégalités environnementales sont aussi visibles chez les gens du voyage en France, souvent installés près des décharges. Un dicton dit que pour trouver un camp de voyageurs, il suffit de chercher la décharge la plus proche. Ces inégalités environnementales se superposent aux inégalités sociales, aggravées par la dimension ethnique, culturelle ou de genre. Un rapport récent de la FAO, en mars 2024, a montré que les femmes sont plus exposées aux risques environnementaux en raison de leurs tâches et de leur formation, qui les rendent moins capables de faire face à ces risques6.

Ces inégalités ne sont pas nouvelles mais sont renforcées par la crise environnementale. Elles révèlent de nouvelles dimensions, comme la précarité énergétique et la justice territoriale, qui engagent la capacité des gens à se déplacer et à accéder aux ressources. L’étude des inégalités socio-environnementales nécessite de nouvelles catégories d’analyses au-delà des seules données économiques traditionnelles, comme le revenu et le patrimoine, pour mieux comprendre et quantifier ces inégalités.

Les inégalités territoriales peuvent donc s’articuler autour d’autres facteurs que la situation économique des habitants ? 

Les inégalités environnementales ont été identifiées tardivement, mais il y a maintenant de nombreux travaux sur le sujet. En France, des économistes comme Lucas Chancel7 ou Eloi Laurent, ainsi que des géographes comme Cyria Emelianoff8, ont montré l’importance de la dimension territoriale.

Les politiques publiques environnementales peuvent également contribuer aux inégalités environnementales. En réfléchissant aux questions environnementales séparément des questions sociales, on a créé des politiques qui ne tiennent pas compte de leurs effets sociaux. Un exemple est le mouvement des gilets jaune : l’augmentation des taxes sur l’essence ou le diesel affecte inégalement les gens, selon la part que cela représente dans leur budget. Pour quelqu’un vivant à Paris, comme moi, où les transports en commun sont facilement accessibles, cette taxe ne m’affecte pas beaucoup, à la différence de ceux qui vivent dans des zones rurales, où une voiture est indispensable.

Un autre exemple est la construction d’écoquartiers sans considérer les populations qui y vivront. Souon pourrait se poser des questions du typevent, ces projets entraînent une gentrification, rendant les quartiers réhabilités plus attractifs et excluant les plus pauvres. Les aménités environnementales sont inégalement réparties, ce qui est inscrit dans la logique économique capitaliste.

Les mesures environnementales font souvent peser le poids sur les plus pauvres, car c’est économiquement moins coûteux. Lawrence Summers, économiste ancien président d’Harvard, justifiait l’envoi des déchets européens ou nord-américains au Bangladesh en arguant de ce que les coûts de traitement étaient moindres dans ces pays9. Cette logique économique fait que les plus pauvres supportent une part disproportionnée des charges environnementales.

Comment sortir de cette opposition entre mesures environnementales et mesures sociales ?

J’avais fait un article10 dans AOC là-dessus. À cette époque, on entendait souvent dire que, pour des raisons sociales, il faudrait ralentir la transition écologique parce qu’elle allait impacter les plus pauvres, les moins résilients. Les justifications avancées ne tiennent guère. Pendant le mouvement des gilets jaunes, par exemple, on disait qu’on ne pouvait pas mettre une taxe sur l’essence à cause de la contradiction entre la « fin du mois » et la « fin du monde ». Mais en réalité, le gouvernement s’est précipité là-dessus parce que ça l’arrangeait bien. On pourrait dire la même chose sur l’atténuation des interdictions des phytosanitaires après les mobilisations paysannes. Les revendications ont surtout été accordées à la FNSEA (Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitation Agricole).

Mon argument dans l’article pour AOC était que dire « on retarde ces mesures pour ne pas pénaliser les plus pauvres » n’a pas de sens. En réalité, ce sont déjà les plus pauvres, les plus vulnérables et les moins résilients qui souffrent le plus de la crise environnementale. Dire qu’on repousse les mesures, c’est oublier qu’ils sont déjà gravement affectés.

Il ne s’agit pas d’une fatalité. C’est une question d’élaboration de politiques publiques. Il faut mettre en place des politiques qui ne pèsent pas sur les plus pauvres. Je ne suis pas économiste, mais je me souviens qu’au moment de la crise des gilets jaunes, il y avait une série d’articles dans Le Monde qui montraient comment des pays comme la Suède ou le Danemark prenaient en charge les retombées sociales des politiques environnementales. C’est faisable.

Prenons l’exemple de la taxe sur l’essence. C’est caricatural de mettre une taxe sur l’essence ou le diesel pour les voitures, mais pas sur le kérosène pour les avions. Une membre du groupe 3 du GIEC travaillait sur ces mesures. Elle disait que prendre des mesures uniquement individuelles, ce n’est pas agir au bon endroit, parce qu’il y a une question de choix et de capacité à les mettre en œuvre. Quelqu’un qui a un logement mal isolé et doit prendre une voiture pour aller travailler n’a pas grand choix. On lui dit d’être sobre, mais il l’est déjà par obligation, sans beaucoup de possibilités de changer son comportement.

Le niveau où le comportement peut être changé c’est au niveau des politiques, avec une prise en charge pour, par exemple, isoler les logements. Sans prise en charge macroéconomique, les individus n’ont pas le choix de la sobriété. Et comme elle le disait bien, la sobriété, ce n’est pas l’austérité.

Faut-il prendre le problème dans l’autre sens, c’est à dire qu’avant de s’attaquer aux problèmes environnementaux, il faudrait déjà s’attaquer aux inégalités dont l’une des composantes va être les inégalités d’un point de vue environnemental ?

Ce que j’essaie de dire, c’est que l’environnemental et le social, ne sont pas deux sujets différents, c’est un seul et même sujet. Et donc une politique environnementale qui ne prend pas en compte le volet social, qui ne voit pas comment les gens sont impliqués là-dedans, c’est une mauvaise politique.

La Suède et le Danemark, par exemple, ont-ils pu mettre en place ces mesures grâce à une autre forme de consultation, plus démocratique ?

On a montré très tôt que les questions d’inégalité sociale ne se résument pas seulement à la distribution des droits, comme le propose « la justice comme équité » de John Rawls12, mais sont liées aussi à la participation politique. Ce que je dirais, c’est que notre politique technocratique actuelle part du principe que seuls les experts scientifiques et les décideurs politiques détiennent le savoir sur les questions écologiques, laissant les gens ordinaires au bas de l’échelle sans reconnaissance de leur savoir. Ces mesures imposées d’en haut sont mal reçues, ce qui est compréhensible.

Il y a aussi des études qui montrent que les gens ne sont pas simplement passifs ; ils prennent des initiatives pour changer leur vie. Par exemple, les jardins partagés visent à modifier les modes de vie. Si on ne tient pas compte de ces initiatives dans les politiques écologiques, si on ignore que les gens ordinaires, même s’ils ne sont pas des experts, ont des compétences et une connaissance pratique de leur environnement quotidien, alors cette écologie imposée d’en haut sera perçue comme contraignante ou punitive.

Un livre paru il y a peu, écrit par Nathalie Blanc, Cyria Emelianoff et Hugo Rochard, intitulé « Réparer la terre par le bas »13, explore ces initiatives. L’environnement n’y est pas réduit à des taux de CO2, mais est vu comme un mode de vie dans le milieu où on est. C’est cela que je découvre en travaillant sur l’écoféminisme. L’écoféminisme révèle un autre environnement, celui du quotidien, fait de luttes de femmes et de luttes écologiques. L’environnement, c’est ce que nous faisons dans notre quotidien, pas uniquement des projets globaux déclinés à différentes échelles.

Au-delà de la question de l’humain, la crise écologique questionne notre relation avec la nature et la valeur qu’on lui accorde. Quels liens feriez-vous entre ces sujets et l’éthique du biocentrisme, quels problèmes d’acceptabilité cette éthique pose-t-elle ? Et pourriez-vous nous parler des alternatives ?

J’ai commencé à travailler en 1992 sur les questions d’éthique environnementale, dites biocentriques ou écocentriques. Pour aller vite, ces éthiques posent que le domaine de la moralité ne se limite pas aux rapports entre humains, mais doit inclure d’autres êtres comme les animaux, tous les êtres vivants, ou encore les communautés organiques, biotiques et écosystèmes. Au départ, il s’agissait de reconnaître que tout ce qui n’est pas humain, le vivant naturel, etc., ne sont pas seulement des ressources à notre disposition, mais des entités ayant une valeur propre ou intrinsèque, ce qu’on a appelé alors biocentrisme ou écocentrisme, suivant que l’on reconnaît la valeur intrinsèque de toutes les entités naturelles ou celle de la communauté qu’elles forment.

Ces idées se sont développées dans les années 70, avant que la question environnementale devienne massivement globale. À cette époque, les questions de protection de la nature se posaient à un niveau local, qui pouvait cependant être assez étendu. Par exemple, pour protéger la valeur intrinsèque d’espèces vivantes, on pouvait interdire tout développement dans de grands espaces naturels, les laissant intacts en raison de leur valeur propre. Cette approche a été adoptée en France, mais sans jamais chercher à exclure complètement la présence humaine. Les économistes comprennent désormais que certaines choses ne peuvent pas être transformées en marchandises parce qu’elles ont une valeur intrinsèque.

Avec l’avènement du changement climatique, il est devenu évident que c’est toute la Terre qui est concernée, et on ne peut plus séparer la nature des humains. Les éthiques environnementales que j’ai connues traitaient de la relation homme-nature, mais les écoféministes, les anthropologues ont fait ressortir l’implication des rapports de genre dans les rapports à la nature, et la diversité culturelle de ces rapports. En prenant en compte l’ensemble de la Terre, on réalise qu’il y a des conflits, comme la création de parcs naturels au détriment des populations locales.

Une initiative importante, en ce qui concerne les rapports à la nature, c’est la proposition faite en 1972 par Christopher Stone, de donner des droits à la nature14. À l’époque, Walt Disney voulait construire une station de sports d’hiver en Californie, menaçant des séquoias. L’ONG Sierra Club a intenté un procès, mais a été déboutée car elle n’était pas directement affectée. L’idée était donc que les séquoias puissent être représentés en justice.

Crédit : B. LASSALLE, 2024

Un autre exemple récent est celui du fleuve néo-zélandais, le Whanganui, à qui le parlement a reconnu le statut de sujet de droit, permettant aux Maoris de protéger leur milieu de vie contre la pollution. Cela montre que la protection de la nature et des humains ne sont pas opposées, mais interdépendantes.

En France, avant la Covid, il y avait aussi des discussions sur « un Parlement de Loire ». Il s’agissait de donner la parole au fleuve, dans une perspective collective. De nos jours, il y a de moins en moins de cas où il faut choisir entre protéger la nature et les humains. Cependant, le biocentrisme, qui attribue une valeur intrinsèque à chaque être vivant, est très individualiste. L’écocentrisme, qui protège des écosystèmes entiers, me semble plus adapté.

Aujourd’hui, on reconnaît que la protection environnementale implique un système de relations. Par exemple, la forêt amazonienne est habitée par des populations qui ne veulent pas être chassées pour laisser place à des plantations d’eucalyptus. Il s’agit de protéger ces relations et les modes de vie qui en dépendent.

Si nous partons du principe que nous sommes liés avec notre environnement et que nous avons un impact sur lui et lui sur nous, nous avons donc tout intérêt à protéger l’environnement pour aussi nous protéger ?

Il pourrait sembler qu’il suffirait, pour s’engager dans la protection de l’environnement, de comprendre que la surexploitation productiviste de la nature met en danger la vie et la santé humaine : les phytosanitaires en même temps qu’ils détruisent les sols multiplient les cancers chez les agriculteurs qui les utilisent. Et pourtant, ils continuent à en utiliser. Sans doute faut-il modifier la perspective que nous portons sur nous-même et ce qui nous entoure.

Il faut tenir compte de la pluralité des points de vue. Il n’y a pas que la seule expertise scientifique qui compte. Les populations inuites du Nord chassent la baleine, ce qui est condamnable à un niveau global. Mais, aux experts scientifiques qui veulent le leur interdire complètement, ils peuvent faire valoir d’autant plus l’importance de leurs traditions culturelles que celles-ci incluent des savoirs faire quant à une pêche durable, et qu’ils, mieux que les experts scientifiques internationaux, savent évaluer précisément les populations de cétacés.

Le fleuve Whanganui donne son nom à la population Maori : ils forment un tout, et les Maoris peuvent dire « je suis la rivière ». C’est ce qu’ils traduisent dans la loi qui reconnaît le fleuve comme un sujet de droit. Dans une perspective plus occidentale, accorder la personnalité juridique à des entités naturelles, comme le séquoia, ou à des ensembles relationnels, c’est ne plus laisser le seul calcul économique décider de ce qu’on va faire d’une forêt, ou d’une portion de rivière. C’est donner la possibilité de confronter les différents intérêts des non humains comme des humains. C’est donner une voix aux non-humains. C’est reconnaître que nous faisons tous partie d’un même monde. Reconnaître des droits aux autres qu’humains est une façon de fixer la règle de notre cohabitation avec d’autres vivants au sein d’un même milieu.

Telle est la question que posait Bruno Latour en plein confinement, dans un article15 AOC de 2020, quand il disait: « réfléchissez à quoi est-ce que vous tenez vraiment et ce que vous êtes prêts à abandonner. » C’est cette espèce d’inventaire des attachements qu’il est important de faire.

Que pouvez-vous nous dire de l’opposition qui est faite aux droits des entités non humaines ? L’argument principal consistant à dire qu’il y a d’autres urgences ou d’autres inégalités humaines d’abord n’est-il pas entendable ?

Dans l’idée qu’on ne peut pas simultanément prendre soin des animaux et des humains, il y a ce présupposé que la bienveillance est une ressource rare. Pourquoi en serait-il ainsi? On n’est pas dans le seul calcul économique, on est aussi dans l’affectivité. Bien loin qu’il faille choisir, aimer les uns aide à aimer les autres.

On a souvent du mal à comprendre la question des droits de la nature, parce qu’on y voit une extension aux non humains des mêmes droits que ceux dont jouissent à égalité tous les humains. S’il en était ainsi on susciterait des concurrents aux droits humains. Mais ce n’est pas le cas. Il n’est pas question de faire une déclaration des droits universels de la nature, comme on a aboli l’esclavage. Il s’agit d’admettre que les non humains peuvent avoir des droits, mais que cela ne met pas tout le monde à égalité. Chaque cas est spécifique. Comme dit Marie-Angèle Hermitte, une juriste spécialiste de ces questions : « on ne donnera pas les mêmes droits à un champ de coquelicots qu’à une troupe de gorilles »17

En ce qui concerne le réchauffement climatique qui est global, est-ce qu’on pourrait attacher une personnalité juridique à la terre ou quelque chose d’équivalent.

Christopher Stone, ce juriste californien est le premier à avoir été remarqué sur ce sujet avec son article « Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? »14 avec l’histoire de Walt Disney et des séquoias dont je vous parlais auparavant. Il a également réfléchi à l’idée d’accorder des droits au climat.

À mon avis, pour des questions telles que le climat, l’accent devrait plutôt être mis sur la notion de bien commun, une ressource dont tout le monde bénéficie et qui n’appartient à personne en particulier. Dans le cas de ces biens communs, qui ne sont pas exclusivement humains, la question cruciale devient alors la gestion collective, qui ne peut être ni privatisée individuellement ni contrôlée par un sous-groupe.

Pensez-vous que les mouvements écologistes sont passés à côté d’une belle occasion dans les années 70 et 80, quand toutes ces réflexions ont émergé ?

Il y a eu un livre là-dessus. Et en fait, c’est un peu aussi l’histoire que raconte Naomi Oreskes18, celle qui a travaillé sur les marchands de doute. Dans les années 70 et 80, alors qu’il y avait un mouvement d’opinion assez large, que l’on disposait des connaissances nécessaires sur la gravité de la situation et la possibilité de prendre des mesures efficaces, un certain nombre d’autorités politiques et économiques, inquiètes de réglementation qui allaient à l’encontre de leurs intérêts, ont réussi à retarder des décisions et à bloquer le processus.

Concernant les agriculteurs et leur utilisation des produits phytosanitaires, leurs décisions peuvent sembler déconnectées des enjeux écologiques, mais ne sont-ils pas contraints par des enjeux économique voire politique qui ne leur laissent pas vraiment le choix ?

Oui, et leurs décisions ne sont pas rationnelles. Ce n’est pas rationnel de continuer à utiliser des phytosanitaires quand on met sa propre santé en danger. Le problème, c’est de savoir quelle est l’ouverture des possibles et les possibilités d’intervenir. Il y a des gens qui ont des possibilités de sobriété, mais il y en a d’autres qui n’en ont pas. Et pour qu’ils en aient, cela se joue à un niveau plus politique ou plus collectif. Ce qui n’est pas possible individuellement, on peut le faire collectivement.

Quand je dis par le bas, c’est aussi justement le moment où les individus se regroupent collectivement et que des actions se font.

Selon vous, en réfléchissant sur l’éthique et donc sur l’attachement, il serait possible de déplacer le débat sur d’autres aspects et d’introduire de nouvelles questions qui ne sont pas seulement « est-ce qu’on doit mettre plus de voitures électriques ? » mais aussi «est-ce qu’on peut le faire » ?

Le tort du techno-solutionnisme, c’est de ne pas prendre en compte les idées des gens, les modes de vie des gens, et donc tout ce qui ne se limite pas à des mesures purement techniques ou purement économiques, dont la capacité de transformation est très circonscrite. Il faut faire la distinction entre l’ersatz et l’alternative. L’ersatz, c’est remplacer un moyen par un autre, sans rien changer à l’ensemble du processus : substituer des voitures électriques aux voitures thermiques, un autre phytosanitaire au glyphosate. Une alternative ce sont des modes de culture qui diminuent le besoin d’intrants chimiques (abandonner la monoculture par exemple), c’est développer un mode de vie où les transports en commun sont développés et où les mobilités imposées peuvent être réduites.

Il y a deux choses qui sont importantes pour moi. D’abord, c’est important de se rendre compte que l’on n’est pas seuls au monde, que nous partageons une même Terre avec d’autres vivants. L’objectif n’est pas seulement de produire mais d’habiter.

L’autre chose extrêmement importante, c’est que si on ne prend pas en considération ce que les gens font collectivement de leur propre initiative, si on se borne à avoir des schémas peut-être très bien élaborés, mais qui sont verticaux descendants, je crois qu’on n’y arrivera pas. Et si malgré l’insuffisance des politiques actuelles, cela ne va pas encore plus mal, c’est dû à tous ceux qui « réparent la Terre par en bas ». Cela passe inaperçu, parce que ce n’est pas quantifié, ou mal. C’est pourtant très important.

1 Livre 2022, C.Larrère, R.Larrère, Du bon usage de la nature: pour une philosophie de l’environnement, Flammarion
Voir la page

2 Article 1997, C.Larrère, R.Larrère, La crise environnementale, INRA éditions
Voir la page

4 Livre 2017, C.Larrère, Les inégalités environnementales, Puf-Vie des idées
Voir la page

5 Rapport 2013, E.Laurent, Vers l’égalité des territoires. Dynamiques, mesures,politiques., Documentation française
Voir la page

6 Rapport 2024, FAO, The Unjust climate. Measuring the impacts of climate change on rural poor, women and youth, FAO
Voir la page

7 Livre 2021, L.Chancel, Insoutenables inégalités: pour une justice sociale et environnementale., Les petits matins
Voir la page

8 Article 2010, C.Emelianoff, R.Stégassy, Les pionniers de la ville durable. Récits d’acteurs, portraits de villes en Europe., Villes en Mouvement
Voir la page

9 Article ? 1992, R.Smeraldi, Summers memo, Friends of the Earth
Voir la page

10 Article presse 2023, C.Larrère, Transition écologique, justice sociale et démocratie, AOC
Voir la page

12 Livre 2020, J.Rawls, La justice comme équité, La Découverte
Voir la page

13 Livre 2022, N.Blanc, C.Emelianoff, H.Rochard, Réparer la terre par le bas, Le bord de l’eau
Voir la page

14 Livre 1972, C.Stone, Les arbres doivent-ils pouvoir plaider?, (editeur-publication)
Voir la page

15 Article presse 2023, B. Latour, Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise, AOC
Voir la page

16 Livre 2015, C.Larrère, R.Larrère, Penser et agir avec la nature, Une enquête philosophique, La Découverte
Voir la page

17 Article 2011, M. Hermitte, La nature, sujet de droit ?, Annales. Histoire, Sciences Sociales
Voir la page

18 Livre 2010, N. Oreskes, E. M. Conway, Merchants of Doubt, Bloomsbury Press
Voir la page

19 Une aménité environnementale est tout aspect de l’environnement appréciable et agréable pour l’humanité, dans un lieu ou site particulier. (Wikipédia, 2024)