Les propos recueillis dans cet échange reflètent la reflexion des auteurs interrogés et n’engagent pas les Shifters.

Charles Figuières, l'environnement et l'économie au service du bien-être de l'humanité

Charles Figuières est économiste, spécialisé dans l’économie de l’environnement et la biodiversité. Professeur à l’Université Aix-Marseille et à l’école d’économie d’Aix-Marseille, il est co-fondateur et ancien Vice-Président de l’association française des économistes de l’environnement et des ressources naturelles. Ses recherches portent sur l’économie de l’environnement, l’économie comportementale et publique. Aujourd’hui, ce sont surtout les problématiques environnementales que nous aborderons, sous l’angle de l’économie.

L’équipe de SoShift a réalisé cet entretien le 17 février 2025.

Article publié le

Audio de l'interview
Téléchargez l’audio [41,63 Mo]

Les méthodes d’évaluation de la biodiversité

Aujourd’hui nous faisons face à une chute de la biodiversité et vous avez travaillé sur de nombreux sujets relatifs à l’économie et aux marqueurs de la biodiversité. Pouvez-vous nous parler des méthodes d’étude que vous avez évaluées ?

J’ai mené des analyses approfondies sur les méthodes existantes pour mesurer la biodiversité. Attention, mesurer ici ne veut pas dire donner une valeur au sens axiologique du terme, c’est-à-dire appréhender le caractère normatif, juste, préférable, souhaitable de la biodiversité. Il s’agit, dans mes analyses, d’appréhender un phénomène physique sans visée normative directe, afin de pouvoir dire, comme vous le faites par exemple dans votre question que « la biodiversité chute ». Ces outils de mesure portent différents noms selon les contextes : on parle parfois d’indices, d’indicateurs, mais le terme générique de « métriques » les englobe tous.

Ces métriques permettent de faire des comparaisons à deux niveaux. Dans l’espace d’abord : la biodiversité se porte-t-elle mieux en France qu’en Allemagne ? Dans le temps ensuite : l’état de la biodiversité se dégrade-t-il en France ? Le problème majeur, c’est qu’il existe plus d’une centaine de métriques différentes qui peuvent se contredire, car elles représentent en réalité des dimensions distinctes de la nature.

Cette complexité s’explique par la jeunesse du concept de biodiversité, qui ne date que des années 1980. Auparavant, on utilisait simplement le mot « nature », devenu trop vague pour les besoins scientifiques. Le terme « biodiversité » a introduit la notion de diversité - notamment des espèces - qui constitue la richesse d’un écosystème. Mais le concept reste peut-être insuffisamment mature : la science de la biodiversité a tenté de condenser toute la complexité du vivant sous un seul vocable.

Pour illustrer cette difficulté, prenons l’exemple de la température. Il a fallu des siècles pour parvenir à un consensus scientifique sur ce concept. Dans l’Antiquité, on pensait que la température était une propriété intrinsèque des objets. Ce n’est qu’au XVIIIᵉ siècle, avec le développement d’instruments de mesure précis, qu’un accord s’est établi. La température présente l’avantage d’être unidimensionnelle : qu’on la mesure en Celsius, Kelvin ou Fahrenheit, elle décrit toujours la même réalité physique selon des rapports proportionnels.

La biodiversité présente une complexité bien supérieure. Contrairement à la température, elle s’exprime sur plusieurs dimensions. Les plus courantes sont : 1) le nombre d’espèces présentes, 2) l’équirépartition des individus entre ces espèces, 3) ou encore les dissimilitudes génétiques et fonctionnelles qui les séparent. Mes travaux visent précisément à clarifier les principes axiomatiques qui permettent de choisir un critère plutôt qu’un autre selon l’objectif poursuivi.

Trois métriques de biodiversité pour illustrer la complexité

Prenons maintenant ces trois indicateurs pour montrer qu’ils représentent des réalités bien différentes.

Le plus simple à comprendre est le nombre d’espèces. C’est d’ailleurs souvent ce critère qui est mis en avant lorsqu’on évoque les problèmes de biodiversité : des espèces disparaissent à un rythme accéléré. Certains scientifiques parlent même de la sixième extinction de masse, d’origine anthropique cette fois. Ce critère dit de richesse consiste simplement à compter les espèces et à constater l’appauvrissement.

Mais prenons un exemple concret pour saisir les limites de ce critère. Imaginez un écosystème riche en espèces dans lequel vous introduisez une espèce supplémentaire. Sur le critère de richesse pure, cet écosystème devient mécaniquement plus "riche" puisqu’il compte une espèce de plus. Pourtant, si cette nouvelle arrivante est invasive et perturbe les équilibres existants, peut-on vraiment parler d’amélioration ? Ce critère montre ici une de ses limites. Plus généralement, ajouter ou retrancher une espèce présente un incrément unitaire positif ou négatif en richesse quel que soit l’écosystème concerné par l’opération, donc indépendamment des modifications produites sur les interactions et/ou les dissimilarités interspécifiques.

Le deuxième indicateur concerne l’équirépartition des individus entre les espèces. Selon cette approche, un écosystème se porte bien lorsque les espèces ne présentent pas de déséquilibres trop marqués en termes d’effectifs. Pour cette raison, on l’appelle parfois le critère de l’uniformité. Si une espèce invasive rompt les équilibres écologiques préexistants, cet indicateur rendra bien compte d’une dégradation, contrairement au critère de la richesse. Il révèle, à sa façon, l’importance des relations écologiques, mais avec des limites importantes. Ainsi l’équirépartition des individus dans les espèces n’est pas une garantie d’équilibre dynamique en présence d’interactions interspécifiques du type prédateurs / proies, mutualisme, commensalisme ou parasitisme.

Le troisième indicateur mesure la dissimilitude entre espèces. Comparons deux écosystèmes : l’un contenant uniquement des chats et des tigres, l’autre composé de baleines à bosse et d’amibes. Du point de vue de la richesse, ils sont équivalents avec deux espèces chacun, mais intuitivement nous percevons une différence fondamentale : la dissimilitude baleine – amibe est incomparablement plus grande que celle chat – tigre, que ce soit en termes de génétique, d’évolution, ou de structure biologique. Cette dissimilitude se calcule en mesurant les différences par paires d’espèces, puis en agrégeant ces mesures au sein d’un écosystème, selon des formules complexes.

Richesse, uniformité et dissimilitude ne sont pas des dimensions informationnelles mécaniquement liées. C’est pourquoi certaines évolutions seront détectées par un indice et totalement ignorées par un autre.

Il faut reconnaître que certains de ces critères sont plus difficiles à appréhender, moins évidents à visualiser. L’entropie généralisée, par exemple, fait appel à des formulations mathématiques complexes, tout comme la dissimilitude agrégée qui, de plus, requiert des informations d’un accès difficile.

Cependant, chaque critère possède ses fondements axiomatiques, c’est-à-dire que l’on peut identifier très précisément les principes qui justifient son utilisation dans un contexte donné.

Le critère de richesse illustre parfaitement cette problématique : simple à comprendre, il n’est pas nécessairement le plus pertinent. C’est là qu’intervient l’importance du travail axiomatique. Sans cette rigueur, on entretient une dangereuse illusion de consensus. Parler de "la biodiversité" sans précision supplémentaire n’a aucun sens opérationnel. Une politique publique favorisant la biodiversité au sens de la richesse spécifique pourrait paradoxalement nuire à la biodiversité mesurée selon l’entropie.

Les liens entre économie et protection de la biodiversité

Nous nous interrogions sur les compromis entre économie et biodiversité, comme lorsque des monocultures d’arbres à croissance rapide sont favorisées au détriment de la diversité biologique. Quelles sont les applications de vos travaux en économie ?

Mes travaux conceptuels ont certes déjà des applications pratiques. Toutefois leur transposition concrète dans l’agriculture demeure complexe. Le choix d’un indicateur de biodiversité plutôt qu’un autre transforme radicalement la politique qui en découle et peut conduire à des recommandations diamétralement opposées pour les agriculteurs. Le défi principal réside dans la définition même des objectifs poursuivis. Dans un contexte où les agriculteurs font déjà face à de nombreuses difficultés, il convient d’être particulièrement prudent avant d’assumer la responsabilité de traduire ces concepts théoriques en politiques concrètes. C’est pourquoi je privilégie une approche de clarification des enjeux plutôt qu’une application directe.

Il est indéniable qu’il peut exister des tensions, voire des arbitrages nécessaires, entre activité économique et protection de la nature.

Cependant, une fois ces termes d’arbitrage établis, la question est loin d’être résolue. Décider de "faire un peu moins d’économie pour se préoccuper davantage de la nature", si toutefois cela était jugé pertinent, ne constitue qu’un premier pas. Car il existe ensuite mille et une manières de "se préoccuper de la nature". Cette approche binaire, qui conçoit l’économie et la protection environnementale comme fondamentalement rivales, ne permet pas de résoudre les véritables enjeux. Elle masque la complexité des choix qui s’offrent à nous une fois cet arbitrage particulier effectué.

Faut-il dire que les deux ne sont pas compatibles ?

Pas nécessairement. La relation entre l’activité économique et la nature est complexe à appréhender. Notamment parce que les actifs naturels, envisagés comme des biens économiques, soulèvent toute une série de difficultés. Les bénéfices économiques de cultures comme la pomme de terre sont immédiatement quantifiables grâce à des valeurs de marché bien établies. En revanche, les services rendus par la nature demeurent largement invisibles économiquement, faute de marchés ou en raison de l’imperfection des mécanismes de marché existants. Cette asymétrie fausse fondamentalement les arbitrages : nous tendons à surestimer les bénéfices économiques directs tout en sous-évaluant les bienfaits naturels qui, bien que diffus et indirects, n’en sont pas moins réels et souvent de première importance pour notre bien-être.

Justice intergénérationnelle et gestion des ressources

Dans la gestion des ressources naturelles, comment peut-on concilier de façon équitable les intérêts des générations futures et des générations actuelles ?

Aujourd’hui, nous pouvons faire le choix entre plusieurs mix de ressources naturelles épuisables (e.g. les ressources fossiles) et renouvelables (bois, solaire, etc). Les choix que l’on peut faire à un instant T ne vont pas avoir des conséquences uniquement sur le présent. Elles vont s’étaler sur un horizon très long. Chaque génération va donc réaliser des choix pour elle-même et les générations suivantes. La question qui se pose encore une fois c’est le critère sur lequel on se base. Il suffit de varier le critère pour modifier la gestion des ressources.

Plusieurs approches ont été examinées ces dernières décennies, et chacune a révélé des conséquences insatisfaisantes. La plus répandue dans l’économie du climat et des ressources naturelles (reprise aussi dans les rapports du GIEC) est l’utilitarisme intergénérationnel. C’est une extension dynamique du cadre philosophique de Jeremy Bentham (18ème-19ème siècle). Les avantages futurs d’une trajectoire sont actualisés puis additionnés aux avantages présents. Les débats sont vifs sur le choix du bon taux d’actualisation, qui est beaucoup plus qu’un simple paramètre technique. Il traduit une posture d’éthique intergénérationnelle, parfois confondue à tort avec le trait psychologique d’une personne qui lui fait préférer 100 euros aujourd’hui à 110 euros dans un mois. Nous parlons ici d’arbitrage entre générations. Grand ou petit, ce taux d’actualisation amoindrit les avantages futurs par rapport au présent. On parle pour cette raison de « dictature du présent », où l’on privilégie les besoins actuels au détriment des générations futures. Une posture éthique symétriquement opposée propose la règle d’Or verte, appelée aussi une « dictature du futur », où l’on privilégie un état stationnaire à très long terme, sans se préoccuper des générations actuelles et intermédiaires. Il y a aussi le critère rawlsien, du philosophe John Rawls (20ième s.). Basé sur la logique maxi-min, il suggère de prioriser la situation des plus défavorisés dans chaque politique publique considérée. Pour chacune des trajectoires, vous identifiez la génération la plus défavorisée. Et vous adoptez la politique publique pour laquelle le sort des plus défavorisés est le meilleur possible. Le principe est séduisant mais il présente des conséquences sacrificielles déraisonnables. Lorsque vous l’appliquez à des ressources épuisables, par exemple au pétrole, il faudrait en stopper immédiatement l’exploitation. L’anticipation d’un épuisement implique de transférer de cette ressource vers le futur, mais il y aura toujours une dernière génération, un peu plus lointaine, qui ne pourra en profiter sauf à réduire davantage la consommation courante. Finalement, on égalise à zéro la consommation de toutes les générations ; pour le dire autrement on pénalise une infinité de générations. C’est inefficace.

Il existe une troisième voie. Dans mes travaux sur le critère MBR (Mixed Bentham – Rawls), j’ai cherché à dépasser les limites des approches utilitaristes et rawlsiennes appliquées à la gestion intergénérationnelle des ressources. J’ai proposé un critère hybride, combinant l’efficacité benthamienne et l’équité rawlsienne, pour éviter à la fois la dictature du présent, celle du futur et le blocage du maximin. Ce cadre offre une base plus réaliste et opérationnelle pour penser la soutenabilité et la justice entre générations.

Vous évoquez dans votre réponse les « avantages » des générations. Comment les mesure-t-on ?

Cela peut être le PIB par personne, les ressources naturelles par personne, l’indice de développement humain (IDH). Les économistes retiennent surtout le bien-être. Par exemple dans la politique rawlsienne, si le bien-être des plus défavorisés est meilleur dans la politique A versus la politique B, alors A est choisie. Et appliqué aux ressources épuisables, on bloquerait donc la croissance en bien-être. Si au contraire on utilise le critère MBR, on justifie un scenario avec croissance du bien-être, sans dictature du présent ni du futur.

Quel rapport entre ces critères et ce que l’on appelle le coût social du carbone ?

Le coût social du carbone (CSC) est le prix implicite attribué aux dommages climatiques causés par une tonne supplémentaire de CO₂. Il représente la valeur économique des impacts marginaux des émissions sur le bien-être futur — pertes agricoles, santé, infrastructures, biodiversité. Dans le cadre utilitariste actualisé, ce prix découle de la maximisation intertemporelle du bien-être social : il constitue le signal qui permet d’aligner les choix présents avec l’optimum social, au sens du critère utilitariste actualisé.

En France, cette notion a une portée opérationnelle directe : elle fonde la « valeur tutélaire du carbone » définie par le rapport Quinet (2009, actualisé en 2019), utilisée dans l’évaluation socio-économique des projets publics. Cette valeur, de 54 €/tCO₂ en 2018, doit croître jusqu’à environ 250 €/tCO₂ en 2050 afin de refléter la trajectoire de neutralité carbone et les dommages anticipés.

Le lien avec la taxe carbone est immédiat : une taxe fixée au niveau du CSC internalise l’externalité climatique et oriente les décisions privées vers l’intérêt collectif. Dans les faits, les niveaux de taxation effectifs (par exemple la Contribution Climat Énergie en France) sont restés inférieurs aux valeurs tutélaires, traduisant l’écart entre norme et faisabilité politique. On peut faire le même raisonnement pour le marché du carbone : dans un système de plafonnement et d’échange (ETS), le prix des quotas devrait idéalement converger vers le CSC pour que les décisions d’investissement et de production reflètent le véritable coût social des émissions. Or, comme pour la taxe, les prix observés sur le marché du carbone (ex. EU ETS) sont le produit de contraintes politiques, d’anticipations et de dynamiques financières, et ils se situent souvent en-deçà de la valeur tutélaire. Le CSC joue alors le rôle de référence normative pour évaluer si le signal prix du marché est à la hauteur de l’enjeu climatique.

Pour en revenir aux critères de choix intertemporels, la règle d’or verte propose une autre logique : non pas un prix optimal, mais un sentier soutenable de consommation. Le CSC peut toutefois être interprété comme le prix implicite qui permettrait, s’il était appliqué, de soutenir un tel sentier. Enfin, avec le critère MBR, qui combine l’efficacité utilitariste et l’équité intergénérationnelle rawlsienne, on peut en principe dériver un CSC. Celui-ci serait généralement plus faible au départ si l’économie se situe en dessous de la règle d’or verte, car le critère MBR accepte que les premières générations supportent un effort plus modéré pour permettre un décollage vers la règle d’or verte. Mais à mesure que l’économie approche de son rythme de croisière, le CSC-MBR tendrait à devenir plus élevé que le CSC utilitariste. Ce qui en ferait une trajectoire dynamique, reflétant à la fois efficacité et justice intergénérationnelle. À ce jour, ce type de calcul n’a toutefois jamais été opéré dans la littérature appliquée ou les expertises : l’idée reste théorique et ouvre un champ de recherche encore largement inexploré.

L’acceptabilité des politiques publiques

Comment faire accepter des mesures politiques qui répondent à cette équité entre les générations ?

Là vous soulevez un point subtil et important. D’une certaine manière, l’acceptabilité de la justice intergénérationnelle pose peu de problème. Parce que les générations futures qui pourraient éventuellement être brimées par les décisions actuelles n’existent pas encore pour s’en plaindre et voter en conséquence ! Peut-on dès lors réfléchir à une notion voisine (quoique distincte) de légitimité institutionelle ?

Une réponse, imparfaite, mais qui a le mérite d’exister tient en une notion juridique : l’ombudsman. Un ombudsman est un médiateur indépendant qui agit comme intermédiaire entre une institution (publique ou privée) et les citoyens, afin de résoudre des conflits ou corriger des injustices sans passer par la voie judiciaire. La notion d’ombudsman n’est pas née dans le champ de la justice intergénérationnelle, mais elle a effectivement été adaptée dans ce contexte par certains juristes et économistes préoccupés de l’environnement et du climat. Il en existe plusieurs manifestations. L’exemple le plus abouti semble être donné par le Pays de Galles. Cette institution y a été créée en 2015, avec mission de s’assurer que les décisions publiques tiennent compte de l’impact sur les générations futures. Elle a un mandat légal contraignant. Sur cet outil institutionnel, la France est plutôt en retard.

Comment ce dispositif s’articule-t-il avec les notions précédentes de critères de justice intergénérationnelle, de coût social du carbone, etc. ? Ces outils sont le fruit d’un travail d’experts. Elles résultent de modélisations intégrées et d’hypothèses normatives clés, notamment sur le taux d’actualisation, qui conditionne fortement le poids accordé aux générations futures. Or, ces choix sont en grande partie technocratiques : ils ne font pas l’objet d’une véritable délibération politique démocratique, même si leurs conséquences touchent profondément l’équité intergénérationnelle.

C’est précisément ici qu’un ombudsman des générations futures trouverait sa place. Une telle institution pourrait intervenir dans le calibrage de paramètres clé, en représentant les intérêts des générations absentes. Elle pourrait par exemple plaider pour des scénarios d’actualisation plus favorables au long terme, ou encore rappeler que la fixation d’un prix du carbone n’est pas seulement un exercice d’efficacité économique, mais aussi un arbitrage éthique entre générations.

L’association du CSC comme instrument économique et d’un ombudsman comme garant institutionnel permettrait ainsi de renforcer la légitimité des choix opérés. Le premier fournit un signal-prix opérationnel pour orienter politiques et investissements ; le second garantirait que ce signal reflète un véritable engagement en faveur de la justice intergénérationnelle. Dans le contexte français, un tel dispositif aurait pu donner un poids institutionnel supplémentaire aux générations futures dans le processus Quinet, et contribuer à rapprocher la valeur tutélaire du carbone de son rôle normatif initial : celui d’un prix capable d’assurer l’acceptabilité de la soutenabilité de long terme.

Que s’est-il passé avec la taxe carbone et les gilets jaunes ?

Cette fois nous parlons plutôt d’un problème de justice intragénérationnel. Une fois établi l’effort de la génération actuelle, par l’un quelconque des critères que nous avons évoqués, comment répartir cet effort entre les contemporains ? Les mesures telles que la taxe carbone se préoccupent surtout des efforts collectifs et des bénéfices collectifs pour réduire les externalités liées au réchauffement climatique. Il faut aussi réfléchir à un niveau désagrégé.

Prenons l’exemple de la taxe carbone, qui vise réduire les externalités négatives, mais sans se préoccuper de la répartition des efforts. Quand vous mettez une taxe comme ça, qui s’applique à l’identique pour tout le monde, qu’est-ce qui se passe ?

Pour les plus riches, le prix du litre d’essence qui passe de 1,50 € à 2,00 € ne représente que peu de choses. Mais pour les plus défavorisés la taxe va ajouter une charge qui n’est pas supportable sur leur budget.

Ceci nous montre qu’acceptabilité à une date T et justice intergénérationnelle et/ou soutenabilité ne sont pas toujours des termes interchangeables. Vous vous souvenez sans doute du débat « fin du monde versus fin du mois » lors de la crise des gilets jaunes ?

Plus généralement, la plupart des politiques publiques créent des gagnants et des perdants. Du point de vue de l’efficacité, ces politiques se justifient du point de vue lorsque les gains des uns excèdent les pertes des autres, augmentant ainsi le gain global. Cependant, une approche soucieuse de justice exige que les perdants soient compensés, s’intéressant ainsi à la répartition des efforts et pas seulement au total des gains. L’ambition avec de telles compensations est de chercher des surplus agrégés sans perdants. Dans le jargon des économistes, on parle de Pareto améliorations.

Cependant, même avec une justice idéale et des compensations pour tous, l’acceptabilité n’est pas garantie. Par exemple, si une politique entraîne une augmentation disproportionnée du bien-être pour quelques-uns par rapport à la majorité, elle peut être rejetée. Des études empiriques montrent que les gens préfèrent parfois rester à la situation initiale plutôt que de subir une inégalité excessive, même si cela signifie renoncer à un petit gain.

En fin de compte, acceptabilité et justice sont deux notions liées mais néanmoins distinctes.

Les services écosystémiques

Comment la nature et l’environnement sont-ils perçus en économie ? Quelle est votre approche pour la formalisation des services écosystémiques dans l’économie ?

La notion de services écosystémiques est apparue relativement tard (années 90). On peut citer le Millennium Ecosystem Assessment (MEA), un grand rapport commandé par l’ONU, qui a mobilisé 1360 experts entre 2001 et 2005 avec pour objectif de mesurer sur des bases scientifiques l’ampleur et les conséquences des modifications subies par les écosystèmes dont dépend notre survie et le bien-être humain.

Donc on se décentre de la biodiversité, qui fait appel à une éthique écocentrée, pour se rapprocher de ce qui peut être directement appréciable par l’homme. On parle plutôt d’approche anthropocentrée. On regarde les apports de la nature, de la biodiversité pour l’homme. Qu’est-ce que l’homme en retire ? Pourquoi s’y intéresserait-il ? En termes de bien-être notamment.

Dans l’expression service écosystémique, il y a service. Si vous allez vous inscrire dans une salle de sport, c’est un service. La nature vous offre aussi des services du même type. Vous pouvez faire de la marche, du VTT, de l’escalade.

Quatre catégories principales de services écosystémiques ont été définies en 2005 par le MEA : les services de soutien, de régulation, culturels et d’approvisionnement. Les services de soutien correspondent aux processus écologiques fondamentaux — formation des sols, cycles des nutriments, photosynthèse — souvent invisibles mais indispensables. Les services de régulation se manifestent de façon plus perceptible, à travers la purification de l’eau et de l’air, la régulation du climat ou la pollinisation. Les services culturels offrent des bénéfices immatériels mais directement vécus, tels que l’inspiration, les loisirs ou l’identité culturelle. Enfin, les services d’approvisionnement sont les plus tangibles : ils fournissent à l’homme des biens matériels comme la nourriture, l’eau douce, le bois ou les fibres.

L’IPBES (Intergovernmental Platform on Biodiversity and Ecosystems Services), équivalent du GIEC pour la biodiversité, a proposé récemment une reformulation de cette catégorisation, qu’elle a appelée Nature Contributions to People (NCP), davantage centrée sur les bénéfices que les écosystèmes offrent aux humains, sans séparer artificiellement les fonctions sous-jacentes de leur contribution directe.

Robert Costanza a travaillé sur la mesure de la valeur monétaire des services écosystémiques, à l’échelle planétaire, pour la comparer à celle du PIB mondial. Il y avait plusieurs scénarios possibles, et le résultat final était aux alentours de 1 à 3 fois le PIB mondial. Son article de 1997 dans Nature est très débattu. Il reste néanmoins une référence incontournable, qui a mis en lumière la valeur économique globale des fonctions écologiques et a ouvert tout un champ de recherche interdisciplinaire.

L’intégration dans le système économique

Comment fait-on pour intégrer ces services dans le système économique actuel ?

Les services culturels ou de loisirs offerts par un parc naturel ne sont pas des biens ordinaires que l’on trouve sur les marchés. Leur évaluation ou leur comparaison n’est pas aussi simple que celle de biens tangibles comme les pommes et les bananes.

Lorsque l’on fait une hiérarchie entre chambres d’hôtel avec ou sans vue sur la mer, n’est-ce pas déjà une façon de reconnaître la valeur économique des paysages ? Quel principe est suivi dans ce cadre-là ? L’économie accorde bien une valeur au paysage. Le paysage, c’est ce qu’on appelle un bien public. C’est-à-dire que lorsque vous consommez ce paysage, cela ne m’empêche pas une autre personne de le consommer aussi. Il n’en va pas de même pour les biens privés comme les bananes ou les pommes.

Les marchés ne fonctionnent pas correctement avec les biens publics, comme avec les actifs naturels qui ont cette dimension de bien public. Pour des raisons que je ne vais pas détailler ici, les signaux prix des marchés doivent être corrigés pour aligner poursuite des intérêts individuels sur l’intérêt général.

Les services écosystémiques posent de plus des problèmes informationnels. Si vous devez choisir entre 2 marques de chocolat que vous avez déjà goûté dans le passé, il vous sera assez simple de choisir selon votre expérience, votre familiarité. Pour la nature, les bienfaits qu’elle procure ne sont pas forcément visibles ; ils sont parfois indirects, diffus, et pour les services écosystémiques, notamment de soutien et de régulation, il faut s’appuyer sur des connaissances scientifiques très spécialisées pour comprendre leur importance. Donc faire le lien entre l’existence de ce service et mon niveau de bien-être est assez compliqué.

Mes travaux portent justement sur ces dimensions de bien publics, d’informations diffuses, imparfaites et comment en tirer des conséquences sur notre société.

Quelles sont les conclusions de ces travaux qui portent sur ces dimensions de bien publics et d’informations diffuses ?

Les conclusions montrent que si l’importance des biens publics doit être considérée par les marchés, alors ceux-ci doivent régulés.

Et pour que les individus apprécient à leur juste valeur ces services écosystémiques, ils doivent avoir accès à d’information, notamment académique, mais également pouvoir échanger et délibérer sur base d’expériences.

La solution de marché ne suffit pas. En effet, une des vertus du marché, c’est que vous n’avez pas tellement de questions à vous poser lorsque vous achetez des biens privés. Pour chaque bien, il vous faut arbitrer entre ce que ça vous rapporte et ce que ça vous coûte sur votre budget : c’est très facile et il n’y a pas de questions philosophiques à se poser.

Pour la nature, c’est plus compliqué. Le cadre conceptuel de base en économie a surtout au départ été conçu pour s’appliquer à des biens privés. Si on veut l’appliquer à la nature, il faut alors être soucieux et conscient de certaines limitations.

Préconisations pour gérer les biens publics

Ce que vous dites, c’est que les services écosystémiques sont des biens publics et que les décisions ne peuvent pas se prendre au niveau des individus et donc du marché, ça se prend à un niveau plus collectif. Quelles seraient des préconisations pour gérer les biens publics ?

Si on se concentre sur les aspects « bien publics », il existe un ensemble de solutions, même en préservant des logiques de marché, mais avec une forme de régulation..

Si vous voulez encourager les efforts pour la nature, ça peut passer par des subventions, des taxes ou les marchés de quotas, afin de corriger les prix de marché.

Tous ces mécanismes ont un avantage : en mettant un prix (corrigé), les acteurs du marché, qui suivent leurs intérêts personnels, vont aligner leurs comportements sur l’intérêt général, sans forcément en être conscients. Par exemple, avec le marché des quotas d’émissions de gaz à effet de serre, utiliser des énergies fossiles sera plus coûteux et ils auront moins intérêt à le faire.

Ce mécanisme d’augmentation des prix fonctionne mais il ne faut pas oublier la question de la répartition des bénéfices économiques, qui est un enjeu de justice distributive.

Pour résoudre ce problème il existe aussi plusieurs solutions. Par exemple, pour éviter la crise des gilets jaunes, il aurait pu être prévu des exemptions où les plus pauvres n’auraient pas à payer le même prix, même si cela pose des problèmes de mise en œuvre. Il existe en réalité de nombreux outils, chacun avec des avantages et des inconvénients. Ces mesures ne sont pas parfaites mais peuvent permettre d’améliorer la situation par rapport au laisser-faire.

Et comme il n’y a pas de solution parfaite, mon rôle est plutôt de clarifier la question et d’éviter qu’il y ait des incohérences.

L’économie comportementale et l’environnement

Vous avez déjà évoqué la difficulté que peuvent représenter les quotas, les taxes et les permis négociables, qui produisent parfois des effets contre-productifs. Dans vos travaux, vous avez parlé d’une autre approche pour comprendre ces effets, celle de l’économie comportementale. En quoi celle-ci peut-elle nous donner des clés pour améliorer l’efficacité des mesures liées à la protection de l’environnement ?

Si vous mettez en place des politiques publiques pour faire transiter les sociétés vers un avenir meilleur, il faut pouvoir influer sur les comportements des acteurs économiques. Et pour ce faire, il faut comprendre finement les motivations qui sous-tendent les choix individuels. Ce n’est pas une mince affaire.

L’économie comportementale est née du mariage entre l’économie traditionnelle, la psychologie et les neurosciences. On a cherché à enrichir les connaissances économiques sur le comportement des gens, avec des connaissances qui, souvent, se trouvaient déjà en psychologie.

C’est un programme de recherche très dynamique, qui ambitionne de trouver les ressorts motivationnels, dans toute leur diversité, derrière les choix. Qu’est-ce qui détermine les comportements des gens ? L’approche simpliste, c’est de penser que quand on tape les gens au portefeuille, ça marche. Parce que les gens sont rationnels. Chacun à son niveau fait une analyse coût-bénéfice avant de prendre une action. Chacun suit la pente de son meilleur intérêt en fonction de ses moyens et de son budget.

En réalité, on sait depuis longtemps, notamment à travers beaucoup d’expériences, que ce n’est pas si simple et que parfois les gens peuvent agir, en apparence au moins, contre leur intérêt ou du moins pas forcément de manière optimale par rapport à leur intérêt. Ce qu’apporte l’économie comportementale, c’est la possibilité de mieux comprendre pourquoi. Parce que nous ne sommes pas tous pleinement rationnels et qu’on est tous entachés de biais comportementaux et de biais cognitifs. Ce qui ne veut pas dire que nous ne sommes pas prédictibles !

L’exemple des motivations intrinsèques et extrinsèques

Voici un exemple issu de mes travaux : imaginons que vous souhaitez encourager une action environnementale. Il existe plusieurs manières de faire. Nous avons évoqué le levier monétaire, en taxant l’activité actuelle ou peut-être même en subventionnant l’activité nouvelle.

Mais il existe des situations où une partie des gens adoptent spontanément l’action pro-environnementale. Vous introduisez une valeur monétaire et ceux-là cessent leur comportement vertueux. Pourquoi ? Le prix est une motivation extrinsèque, mais certains peuvent être plus sensibles à des motivations intrinsèques et notamment morales. Je ne fais ceci pas parce que ça m’a apporté quelque chose, mais parce que je pense que c’est bien de le faire, par exemple en lien avec une éthique environnementale. Si on vient associer mon action généreuse avec une récompense monétaire, ça va venir abîmer ma motivation intrinsèque. Et donc je réduis mon engagement prosocial.

En réalité, dans une population donnée, vous pouvez trouver des gens qui ont des motivations diverses et variées. Dans une expérience, on leur a présenté deux traitements : avec une récompense monétaire ou sans (récompense morale). Et nous avons étudié empiriquement une autre forme d’intervention : proposer le choix aux gens, soit de toucher une récompense (motivation extrinsèque), soit de déclencher un don à une association pour l’environnement (motivation intrinsèque). Quand on donne le choix aux individus eux-mêmes de diriger la récompense vers leur poche ou vers la cause qu’ils promeuvent, la régulation gagne en efficacité.

L’influence des normes sociales

Quelle influence ont les normes sociales qui poussent les personnes à agir en fonction des autres ?

L’économie comportementale considère aussi l’influence des normes sociales.

Nous sommes influencés par ces normes, qu’elles soient culturelles, religieuses, morales, légales. Nous sommes inscrits dans une culture et dans une époque donnée. Nous regardons ce que font les autres d’une manière ou d’une autre.

Il y a eu des expériences qui ont été conduites dans les forêts d’Arizona, pour encourager un comportement vertueux pour la nature. Le but était d’essayer de réduire la collecte de bois par les visiteurs. Quand beaucoup de personnes emportent du bois, cela devient un problème pour la bonne santé de l’écosystème. Deux modalités de communication ont été testées.

Une première où on dit aux gens que cette pratique de collecte n’est pas bonne pour la forêt et qu’il faut arrêter. Cette communication s’appuie sur la norme sociale dite prescriptive.

Une seconde communication qui informait que beaucoup de personnes collectaient du bois, ce qui était nuisible pour la forêt. Cette approche, au lieu de décourager la collecte, l’a encouragée en fournissant une information sur la norme descriptive. Cela montre l’effet contre-productif de la norme descriptive, qui décrit ce que fait la majorité, lorsqu’elle n’est pas alignée avec la norme injonctive basée sur la morale sociale.

Par exemple, quand on dit que les ultra-riches ont trop d’impact carbone, ça décourage tout le monde de faire des efforts, puisque la personne qui entend le message se dit pourquoi pas moi ?

L’idée de l’homo economicus, qui prendrait des décisions purement rationnelles, est une fiction. Les économistes le savent et n’affirment pas que tout le monde agit ainsi. En réalité, les préférences et les choix des gens sont souvent plus proches de ceux d’Homer Simpson que de Mr Spock, le personnage ultra-rationnel de Star Trek. Ainsi, pour être réalistes, les modèles économiques doivent intégrer ces préférences « irrationnelles ». Cela a été pris en compte avec l’économie comportementale.

Conclusion : vers une appropriation citoyenne

En conclusion, si j’ai clairement exposé l’esprit de mes travaux, je pense qu’il faut une appropriation citoyenne. Je veux souligner ici les problèmes de co-construction des décisions qui ressortissent à de la démocratie participative.

Je pense qu’on va aller de plus en plus vers cela parce que c’est une question d’émancipation politique des citoyens. On ne peut pas avoir seulement des technocrates. Il faudrait qu’on redéfinisse tous ensemble l’intérêt général qui est sous-jacent à la démocratie.

Ces réflexions amènent à s’interroger sur ce que c’est que la démocratie finalement ?

Oui et comment elle se pratique. Qu’on accepte l’idée que la démocratie doit être une expérience vécue et pas seulement des incantations théoriques. On ne peut pas la pratiquer encore très longtemps comme on la pratique maintenant c’est-à-dire juste voter à intervalles réguliers.

1 Livre 2005, Millenium Ecosystem Assessment, Ecosystems and Human Well-Being : Synthesis, Island Press, Washington, DC

2 Rapport 2019, IPBES, Global assessment report on biodiversity and ecosystem services, (editeur-publication)
Voir la page

3 Article 1997, Robert Costenza et al., The value of the world’s ecosystem services and natural capital, Nature, 387, p. 253-260