Les propos recueillis dans cet échange reflètent la reflexion des auteurs interrogés et n’engagent pas les Shifters.

Stéphane Labranche, l’insoutenable contrainte du changement d’habitude

Stéphane La Branche est sociologue du climat et un précurseur dans le domaine. Chercheur et enseignant indépendant à science po Grenoble, il est coordinateur du GIECO, le Groupe Interdisciplinaire pour l’Evolution sur les changements des COmportements liés à la transition écologique et la crise climatique. Il travaille plus particulièrement depuis 20 ans sur les politiques urbaines mais aussi sur l’adaptation, la mobilité, la sobriété énergétique, l’urbanisme. Par ses travaux, il cherche à mettre en évidence les freins et les moteurs qui conditionnent les changements de comportement.

Il a été auditionné le 18 octobre 2023 par l’équipe Partenariat des sciences du sujet et de la société. L’article est une synthèse des échanges.

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Pour démarrer cet échange, pourriez-vous nous décrire votre parcours et comment vous êtes devenu sociologue du climat ?

J’ai commencé ma carrière en 2002/2003 en réalisant une étude pour le conseil français de l’énergie qui finançait alors la première étude sociologique de son histoire et qui portait sur les résistances et les oppositions aux constructions des barrages.

A l’époque, les questions environnementales m’intéressaient déjà. Comme il me semblait que le barrage était une réponse adaptée pour répondre aux enjeux énergétiques et environnementales, j’ai demandé à un représentant d’une association locale environnementale, réfractaire aux barrages, quelle était la meilleure alternative selon lui. Ceci a généré chez lui une dissonance cognitive : au niveau local, les barrages ont des impacts négatifs mais c’est une énergie non carbonée. En répétant cette question à chaque entretien, je me suis alors rendu compte que l’opposition aux barrages relevait plus d’une réponse automatique que du résultat d’une analyse approfondie.

Cet échange m’avait particulièrement intéressé. J’ai donc décidé d’analyser le rapport qu’entretiennent les personnes avec les questions environnementales, le climat, la science et les faits scientifiques. Cette même année, en me baladant, je remarque dans une voiture, des parents qui fument avec leurs deux enfants debout à l’arrière, sans ceinture de sécurité. Et ma réflexion a été : « si les personnes ne changent pas leurs comportements sur des sujets qui les touchent directement, pourquoi le feraient-ils pour le climat qui est un objet difficilement compréhensible à notre échelle » ? À partir de ce moment-là, un vaste champ de recherche s’est ouvert et j’ai quitté le champ théorique de la sociologie pour faire de la sociologie de terrain, du quotidien, avec pour objectif de comprendre comment le quotidien entrait en conflit avec les questions climatiques.

En tant que chercheur, comment avez-vous vu évoluer le champ des sciences autour des questions climatiques et notamment des sciences sociales ?

En 2009, j’ai présenté une candidature portant sur un programme de recherche sur le climat au CNRS mais le sujet n’a pas convaincu, j’ai même eu le droit à une remarque du jury m’indiquant que le sujet n’était qu’une mode passagère… J’ai alors décidé de construire une carrière de chercheur indépendant et mon propre réseau. Mais cela n’a pas été simple. Avant 2012, les questions climatiques étaient surtout discutées par les experts climatiques qui comprenaient mal pourquoi des sociologues venaient s’immiscer dans la discussion.

De mon côté, j’avais du mal à comprendre leur position : « si les changements climatiques étaient dus aux activités humaines et que les conséquences seraient également supportées par les humains, il était donc nécessaire de mettre les sciences sociales au cœur des échanges, non ? ». De leur coté, peu de mes collègues en sciences sociales osaient aborder des sujets en lien avec les sciences naturelles.

Et comment avez-vous observé les premiers changements vis à vis des sciences sociales ?

Les premiers acteurs qui ont vu l’utilité des sciences sociales ont été les collectivités territoriales, notamment moyennes et petites. Elles voulaient mettre en place des mesures mais étaient confrontés aux mécontentements ou au refus des administrés. Autour de 2012, je dirais, il y a eu un tournant et une prise de conscience, y compris dans le privé, de l’intérêt des études en sciences sociales.

Il arrive néanmoins que certains restent sur l’idée fausse que les sciences sociales ne sont pas de vraies sciences, qu’il n’y pas de méthode scientifique dans ces domaines. De mon point de vue, pour le climat, la solution ne se trouve pas dans une analyse toujours plus poussée des phénomènes physiques qui conduisent au réchauffement mais bien dans nos comportements individuels et collectifs, dans le fonctionnement des organisations et dans les politiques publiques. J’utilise donc les enquêtes et méthodes de la sociologie pour identifier les freins et les moteurs, et aider à l’amélioration des politiques publiques.

Comment intervenez-vous dans les projets ?

Depuis 20 ans, je suis intervenu dans plus de 40 projets en réalisant des questionnaires et des entretiens (autour de 400-450 à ce jour). Je démarre souvent en réalisant des entretiens de manière semi-directive, afin que de ces échanges puissent émerger des éléments qui n’avaient pas été identifiés avant.

Leur analyse me permet ensuite d’identifier des schémas récurrents ou des signaux émergents qui peuvent soit correspondre à un frein, soit à un élément qui favoriserait les changements de comportement. J’émets alors une hypothèse que j’essaie de vérifier à travers une étude à grande échelle.

La diversité humaine est réelle mais pas infinie. Il est souvent possible de trouver des schémas (freins ou moteurs) récurrents.

La question étant dans quelle proportion cet élément se retrouve dans un échantillon statistiquement significatif : 80%, 20% ? L’objectif n’est pas d’identifier un seuil à partir duquel ce n’est plus un frein. En effet, même 10% de personnes très bien organisées peuvent mener des actions de lobbying très efficaces. Il s’agit de faire émerger de mes observations des recommandations pour les collectivités du type : si nous ne levez pas ce verrou, votre mesure sera sans effets ou à moindre effort, vous pourrez accélérer le changement de comportement etc.

Jusqu’en 2015, prévalait l’idée selon laquelle la science ne devait pas émettre de recommandations. De nombreux débats ont eu lieu sur le sujet, le risque étant de perdre notre objectivité. Aujourd’hui la question ne se pose plus vraiment pour les chercheurs travaillant sur le climat ; si nous n’émettons pas de préconisations nous ne sommes ni financés ni publiés.

Certaines personnes considèrent que des mesures réglementaires doivent être prises pour forcer les changements de comportement. Or dans l’article « écologie politique des étudiants de l’université vers une radicalisation »1,2 , vous vous appuyez sur les travaux de Dominique Bourg et notamment sur trois scénarii pour développer un continuum de scénarii de transition allant du développement conventionnel à des approches dites radicales, pourriez-vous nous en parler ?

Dans le cadre de la formation que je dispense à Science Po (et que j’ai ensuite appliqué à des classes de scientifiques, d’ingénieurs, mais aussi des parents dans un collège, des élus…), j’ai introduit un exercice qui m’a permis au fil des années d’affiner le spectre des approches possibles de la transition. Ce continuum démarre avec le développement conventionnel qui correspond au « Business as usual ». Vient ensuite l’approche dit de développement durable que j’assimile à la démocratie participative. Les étapes suivantes sont des écologies dirigées par les experts qui émettent des directives et limitent certaines pratiques (ex : l’utilisation de centrale thermique à charbon).

À mesure que nous progressons dans le continuum, les libertés individuelles sont de plus en plus restreintes et les mesures obligatoires ou punitives augmentent. Dans un scénario autoritaire, les libertés individuelles existent encore, notamment dans mes achats. Par exemple, je peux choisir le logement que je souhaite, en revanche, j’ai également des obligations sur la température maximale de chauffage ou sur son efficacité énergétique. Ce sont ces obligations qui sont dites autoritaires. Et plus les libertés individuelles diminuent, plus nous nous rapprochons vers des scénarii totalitaires, voire écofascistes, qui vont jusqu’à prôner une réduction de la population de 80%. La bascule finale se fait vers un scénario dit Gaia qui reconsidère le rapport humains/nature etc et qui propose une approche sensible, voire spirituelle de la nature.

Au-delà de la restriction des libertés individuelles, il me parait intéressant de noter l’évolution d’une société de moins en moins centrée sur l’humain pour aller vers une société d’humains plus en lien et donc respectueux de leurs environnements.

Comment percevez-vous l’action du gouvernement français par rapport à ce continuum et aux politiques des autres pays ?

Contrairement à certaines idées reçues, le modèle français n’est pas un simple modèle descendant5. Les stratégies nationales telles que la réglementation RE2020 ou la stratégie vélo sont le résultat d’expérimentations à des niveaux locaux affinés au cours du temps jusqu’à obtenir des résultats probants. L’ADEME joue un rôle central en collectant les retours d’expériences et en partageant au niveau national les bonnes pratiques.

Le modèle Français, contrairement à ce que certains peuvent penser, est plus subtile qu’une approche descendante centralisée. Les stratégies nationales sont généralement le fruit d’expérimentations locales.

Depuis 2005, la tendance est vers un déplacement vers des scénarii plus autoritaires. Néanmoins, cela reste limité à des secteurs bien précis. Par exemple, la stratégie nationale de rénovation énergétique est finalement plutôt adaptée. Elle s’attaque au sujet de manière progressive en mettant d’abord des contraintes auprès des propriétaires bailleurs.

Dans certains pays, comme en Chine, j’ai pu observer deux situations extrêmes : soit un laisser-faire complet, soit au contraire des mesures extrêmement coercitives, du type rupture de l’approvisionnement en électricité pour les entreprises trop émettrices de CO2, quelles qu’en soient les conséquences. Néanmoins, beaucoup de pays choisissent une approche plutôt similaire à la France à travers le partage des enseignements d’initiatives locales réussies. En revanche, les plans climats obligatoires déclinés au niveau des collectivités sont plutôt une spécificité française8.

Il est vrai que la tendance jacobine républicaine est de faire une politique publique égale pour tout le monde. Mais sur les questions de climat et d’énergie, notamment au niveau territorial, depuis quelques années, l’approche est plus subtile et diversifiée. Ces approches permettent de ne pas tomber dans un scénario trop autoritaire inutilement. De même, grâce à l’action des gilets jaunes, il faut reconnaître que les inégalités écologiques et économiques sont, à présent, mieux prises en compte.

Certaines personnes très engagées considèrent que les gouvernements n’agissent pas suffisamment ou suffisamment rapidement ? Pensez-vous que cela est effectivement le cas ?

Effectivement, les actions gouvernementales sont insuffisantes, mais c’est vrai pour TOUS les acteurs ! Car il ne faut pas oublier que le système se compose de trois grands acteurs qui interagissent.

La transition écologique est un processus d’apprentissage long qu’il convient de respecter au risque, sinon, de prendre de mauvaises décisions néfastes sur le long terme, surtout pour les plus vulnérables

Sur la question de l’adaptation au changement climatique, spécifiquement, au sein des collectivités territoriales et parmi les scientifiques, la question se limite trop souvent à comprendre les impacts que le changement climatique aura sur notre territoire. Se limiter à identifier les impacts, c’est ne considérer que la première étape d’un processus qui en contient des dizaines et pour lesquels des retours en arrière sont toujours possibles.

D’un côté, les impacts principaux qui sont évoqués sont les canicules et la sécheresse, le manque d’eau, dont nous commençons à ressentir les effets. Mais pour le reste, il est très difficile de se projeter dans une quinzaine d’année. De l’autre, en revanche, des réglementations du type « interdiction des moteurs thermiques » sont immédiatement compréhensibles par chaque individu car elles ont un impact sur leurs mobilités : les itinéraires, les horaires. Par exemple, devoir quitter son travail plus tôt pour éviter d’être en retard pour récupérer ses enfants et ne pas risquer de perdre sa place en crèche. Ces propos peuvent paraître anodins mais ce sont à ces problèmes du quotidien auxquels nous sommes confrontés lorsque nous souhaitons définir une stratégie climatique et faire passer les individus à l’action.

Prenons l’exemple du scénario dit frugal de l’ADEME. Lorsque nous prenons des mesures telles que le partage de biens communs tels que des outils, la diminution de la taille des logements, le chauffage à 19°C, l’absence de climatiseur l’été, qu’est-ce que cela implique ? Globalement une perception de perte de qualité de vie, mais pour certains sujets (ex : les climatiseurs) et pour certaines populations plus fragiles, cela peut vouloir dire également un risque de mortalité accru, l’absence de moyens pour financer les changements demandés, etc.

Il existe une grande diversité de raisons qui peuvent conduire un individu à ne pas passer à l’action. Le sujet est donc complexe et avant de penser à l’adaptation aux impacts du changement climatique il faut donc, dans un premier temps, penser à court terme à l’adaptation aux politiques climatiques.

Vous avez mentionné le risque que comporte la prise de décisions trop hâtive qui pourrait impacter les plus défavorisés. Quel est l’impact du facteur économique dans l’acceptation des politiques de transition ?

De mon point de vue, la catégorie sociale et les revenus sont moins importants que les phases de vie des individus. Bien sûr lorsqu’une personne a un revenu plus important, elle a des pratiques (voyages, habitat, etc..) qui génèrent plus de CO2. Mais en même temps, ces personnes sont plus sensibles aux questions environnementales parce qu’elles ont souvent également un niveau d’études plus important.

Néanmoins, ce sont bien les phases de vie3,4, qui engendrent des contraintes différentes et donc une perception différente de l’impact d’une mesure par un individu. Une jeune, en recherche d’emploi, aura tendance à estimer que la voiture est une nécessité. Un jeune couple avec un deuxième enfant aura plus recours à la voiture mais sera aussi plus sensible à la qualité de son alimentation.

Pour les personnes précaires financièrement, un signal faible que je vois apparaître et qui reste à confirmer, c’est un sentiment d’avoir peu de contrôle sur leur vie. Un levier possible serait alors de redonner le sentiment de contrôle par le biais de leur logement et sa maîtrise en tant que système énergétique. Psychologiquement, ce serait peut-être plus efficace que certaines aides. J’aimerais tester dans le futur cette observation et comprendre à partir de quel niveau de revenus ce sentiment de perte de contrôle advient.

Depuis le début de cet échange, nous parlons des actions individuelles. Pensez-vous qu’à l’échelle individuelle nous pouvons agir sans soutien de l’état ? Ou bien tout changement de comportement doit passer par une politique publique appropriée ?

Tout d’abord, il convient de ne pas avoir une vision individualiste lorsque nous parlons d’actions individuelles. Un individu existe dans un territoire, a un travail, des loisirs… Les outils dont il dispose dépendent en partie de ces éléments. Un individu a donc une capacité d’action limitée. Néanmoins, il ne faut pas tomber dans l’excès inverse et légiférer sur tout à tous en même temps (ex : interdire la consommation de viande): un individu a plus de marges de manœuvres qu’il ne le croit.

Pour revenir à votre question, avoir une réponse homogène globale est impossible. Prenez la mobilité : à priori, il s’agit d’un sujet de politique publique. Pourtant nous sommes vite confrontés à des éléments subjectifs individuels. Les études montrent qu’au-delà de 300m de distance domicile/arrêt de bus, un individu considère qu’il n’y a pas de transport près de chez lui. Au-delà de 300m, les individus privilégient la voiture alors qu’il s’agit d’une distance relativement courte.

Ensuite, pour ce qui est de la question «  est-ce l’action individuelle ou la politique publique qui doit mener les actions pour sauver la planète ? », la réponse est les deux et elle est aussi culturelle. Alors que les pays anglo-saxons valorisent plus l’action individuelle, les pays latins pensent au contraire que c’est l’état qui prime pour ces actions, des résultats obtenus dans les grandes enquêtes européennes. .

Dans quelle mesure l’exemplarité d’un acteur joue un rôle dans le changement du comportement des autres acteurs ?

L’exemplarité a un poids important. Une collectivité qui impose des règles mais ne l’implémente pas à son niveau  – par exemple en imposant une nouvelle politique de mobilité commune contraignant les automobilistes, sans mettre en place un réseau de transport adapté, ou sans renouvellement de sa flotte bus avec des solutions bas-carbone – n’arrive pas à convaincre les citoyens et a tendance à générer un agacement.

Une transition est un processus complexe jalonné d’obstacles, avec parfois des échecs qui nécessitent d’adapter la stratégie initiale et donc nécessite un processus d’apprentissage. Une fois qu’une personne a atteint son objectif et qu’elle a appris, son message devient bien plus convaincant et elle est en mesure d’expliquer ses difficultés et la manière de les résoudre. Le message devient concret, ce n’est plus seulement de la communication abstraite, voire du greenwashing lorsque des entreprises, des collectivités ou des individus prétendent mettre en place des actions mais qui font peu ou rie. En revanche, l’inverse est également vrai : de nombreux acteurs mettent en place des actions concrètes sur lesquelles ils ne communiquent pas et c’est bien dommageable. De grands discours ne sont pas obligatoires, un bus circulant à l’énergie verte est tout aussi efficace voire plus. L’exemplarité au final fonctionne lorsque l’on fait ce que l’on dit et que l’on dit ce que l’on fait !

Par ailleurs, dans cet exemplarité, il ne faut pas sous-évaluer ce que nous appelons la reconnaissance anthropologique. Prenons l’exemple d’une rénovation dans les bâtiments : une directive impactant un plombier sera plus facilement entendable si elle émane d’un plombier qui partage son expérience sur la technique et l’effort nécessaire, que si celle-ci vient de l’architecte ou d’un autre acteur.

L’exemplarité est un élément important pour rendre un message de passage à l’action convaincant. Le partage d’expérience, au sein d’un groupe, sur la faisabilité et en utilisant un langage commun, est plus convaincant que de grands discours sur le bienfait de certaines actions pour la planète.

Est-ce qu’il existe selon vous des secteurs plus avancés dans l’utilisation des sciences sociales pour établir des stratégies de transition vers des pratiques plus bas carbone ?

Le secteur de la mobilité est plutôt mature sur le sujet. Plusieurs centaines d’études multidisciplinaires de qualité existent. En revanche, même si des études émergent depuis trois /quatre ans, le secteur de la rénovation énergétique reste encore à creuser. Je pense que les bons moyens d’accompagnement pour accélérer le processus restent à définir.

Je vois également émerger des questions plus générales en lien avec l’énergie6,7. A ce sujet, je vous renvoie vers mon étude6 qui est une tentative pour décrire des profils socio-énergétiques. Le but étant de définir des catégories de population et de caractériser leur relation vis-à-vis de l’énergie. Ce sujet mériterait des études plus poussées. 

Dans la manière dont vous décrivez vos activités, vous confrontez constamment politiques territoriales et quotidien des personnes. Est-ce que vous résumeriez votre rôle de sociologue du climat à celui d’obtenir l’adhésion des citoyens, qui serait alors une condition obligatoire à la réussite d’une politique territoriale ?

Ce n’est pas le rôle du sociologue d’obtenir l’adhésion ! Son rôle est d’analyser et d’identifier les facteurs d’adhésion et de rejet afin ensuite, de contribuer à améliorer les politiques publiques. Ensuite, l’adhésion, en tant qu’acceptation du bien-fondé d’une mesure par les citoyens, n’est pas une condition sine qua non, même si cela reste l’idéal souhaité. Si je prends l’exemple d’une politique de mobilité, vous pouvez transformer des places de parking en terrasses pour des restaurants ou des cafés. Cela aura un impact positif d’un point de vue environnemental, mais en tant qu’automobiliste vous serez peut-être mécontent. En revanche, les commerçants (restaurants, bars, etc..) et les utilisateurs de ces lieux seront favorables. Une adhésion complète de l’ensemble de la population est impossible.

Par ailleurs, vous pouvez être sensible aux questions environnementales et convaincu par une mesure, sans nécessairement passer à l’action. C’est un peu comme les bonnes résolutions de faire du sport ou d’arrêter de fumer : combien sont ceux et celles qui les tiennent ?

Une politique de transition relève donc plus d’un jeu de stratégie pour aboutir à une meilleure politique d’un point de vue environnemental que d’un jeu binaire pour faire basculer du « Je n’adhère pas » au « j’adhère ».

Pour conclure cet échange, comment résumeriez-vous votre rôle en tant que sociologue du climat ?

En tant que sociologue, j’essaie de comprendre comment les individus et les organisations, collectivement et structurellement, fonctionnent et ensuite d’identifier les in/compatibilités. L’objectif étant d’aider à choisir la meilleure stratégie qui maximisera le résultat atteignable, d’un point de vue environnemental, compte tenu des facteurs humains.

La grande enquête mondiale de l’observatoire sur le changement des comportements relatif au changement climatique montre qu’en fait, plus une pratique est lourde de conséquences en termes d’efforts cognitifs et de changements d’habitudes, moins elle est pratiquée. Actuellement, si vous demandez aux individus quelles sont les actions mises en place en priorité, la réponse est à 80% le tri ! Les actions sur l’alimentation ou la mobilité ne sont mentionnées qu’à des taux inférieurs à 50%. Pourtant ce sont des leviers très importants.

Cela signifie qu’une politique publique doit être très diverse pour obtenir les résultats souhaités. Par exemple, sur la mobilité, des actions sont nécessaires pour encourager certains modes de mobilité : faire de l’urbanisme intelligent type éco quartier, et des immeubles avec au rez-de-chaussée des commerces, des espaces verts. Globalement, il faut déplacer les contraintes et fournir les services afin que les individus ne soient plus obligés de prendre leur voiture pour leur quotidien (alimentation, santé, etc.).

Au final, je dirais qu’il est très rare qu’ajouter du facteur humain améliore la qualité d’une solution. En revanche, en n’intégrant pas les facteurs humains dès le départ, il est fort probable que le résultat final soit sous-optimal.

Le choix des mesures à adopter doit donc être soigneusement évalué. Doit-on rendre obligatoires certaines pratiques ? Mettre en place des mesures punitives  et quelles mesures incitatives pour les accompagner et les rendre possible ? Faut-il réaliser des actions structurelles pour lesquelles la contrainte est indirecte (ex : remplacer une place de parking par une terrasse signifie qu’il n’y a pas d’obligation à faire quelque chose si ce n’est trouver une autre place plus éloignée) ? Et dans ce cas, quelles mesures d’accompagnement sont nécessaires ? Une mesure d’accompagnement qui ne permet pas de soulager la contrainte imposée par une autre mesure est inutile, génère du mécontentement et renforce le sentiment de contrainte.

Pour aller plus loin, les résultats d’études autour de la mobilité3,4, les écoquartiers8 ou l’énergie5 ainsi qu’un document sur la prise des sciences sociales sur les questions environnementales9 sont disponibles sur le site de Stéphane La Branche.

Bibliographie (extrait du site de S.La Branche PUBLICATIONS SCIENTIFIQUES):

1 article 2019, Stéphane Labranche, Ecologie politique des étudiants d’université : vers une radicalisation ? (« Political ecology of university students: toward a radicalisation ? »), La Pensée Écologique
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2 webinaire 2021, Stéphane Labranche et Dominique Bourg, Vers un ré-enchantement du monde ?, Together For Earth Grenoble
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3 article “mai 2012, Stéphane Labranche, Les déplacements quotidiens face à la schizophrénie écologique. Le cas de Lyon ( Daily mobility and ecological schizophrenia. The case of Lyon), No. Spécial de Vertigo. Hors-série 11
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4 article (PDF) 2011, Stéphane Labranche, La gouvernance climatique face à la mobilité quotidienne. Le cas des Lyonnais (Climate governance face to face with daily mobility. The case of Lyon)., Urban environment. Special issue on sustainable cities and climate change, 10-23
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5 article 2017, Stéphane Labranche and P. Bosboeuf, La prise en main de l’énergie par les collectivités territoriales : freins et moteurs (The appropriation of energy by local authorities: obstacles and motors of change), Revue Environnement Urbain, vol 11
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6 livre 2021, Stéphane Labranche, Énergie et écologie : les sept profils socioénergétiques, PUG
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7 article 2014, Stéphane Labranche, Elements for a social science of energy , (Eléments de sciences sociales de l’énergie), Encyclopedia of energy
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8 article 2014, Stéphane Labranche, Innovations dans les écoquartiers : quelques leçons pour la gouvernance de la transition énergétique, Vertigo, vol.14, No.3
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9 livre(chapitre) 2022, Stéphane Labranche with D. Laurent  (EPE), ZEN 2050, Insérer la sociologie dans un scénario de neutralité carbone en 2050, réflexions méthodologiques , (On integrating sociology in prospective and modeling efforts), iddri.org
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